DREW ET MATYS

Ma journée de travail est terminée. Malheureusement. Je n'ai pas envie de rentrer chez moi, pas envie de subir une énième engueulade avec ma femme, pas envie de devoir jouer l'hypocrite en allant m'excuser après la dite dispute. Tout ce que je veux, c'est me bourrer la gueule et oublier me problèmes. La dogue conviendrait parfaitement, mais ça va faire bientôt cinq ans que je n'y touche plus, et je refuse d'y retoucher. À quoi bon ? Être dépendant, de nouveau ? Non, j'ai enfin la chance d'être indépendant, d'être libre. Retoucher à la cocaïne où à n'importe quelle autre substance illicite ne ferait que reconstruire le mur que j'avais eu du mal à détruire.

L'alcool marche moins bien, mais au moins c'est légal. De toute manière, je pouvais bien avoir la gueule de bois, c'était de toute manière le week end. Ce qui voulait aussi dire que The Tavern allait être bondé. J'allais sûrement devoir subir quelques conversations ennuyeuses à mourir avec des connaissances tout aussi soporifiques, mais une fois le bonsoir passé à tout le monde, je serais tranquille. Je n'ai pas beaucoup d'amis en ville. Ou du moins personne prêt à passer la soirée avec moi assis au bar. Il est bien connu que saoul, je peux devenir violent. Alors une fois que tout le monde m'aurait vu un verre à la main, je serai évité comme la peste. Sans me vexer, cela m'arrange même plutôt pas mal. Je suis un asocial par nature. La seule chose qui m'intéresse chez les autres, ce sont leur malheurs. J'en ai moi même eu pas mal dans ma vie, et voir que je ne suis pas le seul... je ne sais pas, ça me réconforte d'une certaine manière. Je me réjouis de voir mes patients si mal dans leur peau, parce qu'alors je peux m'affirmer que je ne suis pas le plus malheureux. Et ça me redonne du courage pour continuer d'avancer, malgré les souvenirs, malgré cette jambe qui me fait atrocement souffrir. Et surtout malgré cette once de culpabilité que je nie, mais qui est belle et bien là. J'ai poussé deux femmes au suicide, et une des deux à atteint la mort, par ma faute. Comment ne rien ressentir ? Je vis très bien avec ce poids sur la conscience, mais des fois il devient trop lourd et j'éprouve le besoin de m’arrêter. Pendant quelques jours j'ai l'impression d'être un monstre, puis j'oublie. J'oublie culpabilité et regrets, et j'avance. Et c'est toujours ce même cycle qui se répète, encore et encore.

J'ai bien choisi mon métier, il faut croire. Qui de mieux placé qu'un psychologue pour connaître les plus sombres malheurs de tout le monde ? Je me sers de mon métier pour me sentir mieux dans ma peau. La plupart du temps, personne ne remarque rien. Mais il arrive que certains de mes patients me percent à jour. C'est ce qui est arrivé avec Drew. Drew, orpheline depuis ses seize ans, le meurtre de sa meilleure amie sur le cœur. Elle ne me l'a jamais fait savoir explicitement, mais je peux voir le dégoût dans ses yeux lorsqu'ils sont posés sur moi. Elle ne m'aime pas, c'est certain. Et je la soupçonne d'avoir compris que je me nourris du malheur des autres. C'est ce qui la rend encore plus fascinante à mes yeux. Je veux connaître son histoires, ses sentiments, mais il y a ce fossé entre nous que j'essaye de franchir. J'aime les défis, et Drew en constitue un de taille.

J'entre dans le bar, plutôt remplis comme je m'y étais attendu. L'odeur enivrante de l'alcool flotte dans l'air, au milieu des rires et du bruit des boules de billard qui s'entrechoquent. Je me fraye un passage au bar sans jeter un seul regard aux habitants de Roundfield présents. J'arrive enfin jusqu'au bar et cherche une place des yeux. Et soudain, elle est là. Drew. Un sourire vient étirer mes lèvres, et je m'assois prêt de la jeune femme. « Comme d'habitude. » je lance au barman. Je suis un habitué des lieux, et il sait parfaitement ce que j'aime boire. Il m'apporte un verre de whisky et pose la bouteille devant moi. Il sait pertinemment que je m'en tiendrais pas qu'à un seul verre. Je tourne la tête vers Drew « Alors comme ça tu bois seule au bar un vendredi soir ? C'est tristounet. » Je fais exactement la même chose, mais j'ai l'excuse de l'âge. Drew et jeune, et il est plutôt rare de voir des jeunes de prêt de vingt ans à ruminer leurs pensées un verre à la main.